Ou
Le doute stérilise-t-il la pensée


Scène 1 – Studio - intérieur - jour

L'auteur est interviewé par une JEUNE FEMME. Le lieu est confortable. On y voit le ciel et l'horizon à travers une baie ou une large fenêtre.

Le paysage est ouvert. Peu de toits et de constructions altèrent le regard. La lumière fait ressortir les détails lointains.

Les deux personnages sont séparés par une table où sont posés trois livres et un macbook.

Jeune femme

Jean-Pierre Depétris, Vous avez écrit ces quatre livres en les éditant en ligne et en temps-réel. C'est une expérience originale et aussi courageuse. Vous vous mettez en danger comme auteur. Pourquoi avez-vous pris ce risque ?

L'Auteur

La principale force du numérique, de l'ordinateur personnel et de l'internet est de nous permettre de réécrire et de perpétuellement rééditer. Le risque était donc relatif.


L'auteur ouvre le macbook qui sort de veille.


Scène 2 - copies d'écran vidéo

Sur l'écran, les couvertures des livres posés sur la table apparaissent dans la fenêtre du navigateur Icab. La voix de l'auteur, qui commente, a changé de ton. Ce n'est plus celui d'une personne interviewée, mais d'un présentateur de tutoriaux.

L'auteur
(over)

Nous pouvons aller sur le site de la Belle Inutile, sur celui de vente en ligne pour commander l'ouvrage imprimé par paiement sécurisé. Mais nous allons seulement ouvrir l'ouvrage en ligne


S'affiche d'abord la page d'annonce. Le curseur clique sur le titre et ouvre la page d'entrée ou sont indiqués la licence d'utilisation, l'historique des versions et la table.

L'auteur
(over)

Nous pouvons lire les conditions de distribution et d'utilisation, voir l'historique des versions. Encore une fois, nous pouvons commander le livre imprimé. Nous pouvons ouvrir un chapitre dans la table.


Le curseur ouvre un chapitre au hasard et le ferme.

L'auteur
(over)

Nous allons voir les images


La souris clique sur le lien et affiche le bas de la page

L'auteur
(over)

Nous voyons aussi que nous pouvons charger un fichier imprimable, soit au format standard, soit conforme au livre imprimé.


La souris ouvre le lien « mon voyage en image » et déroule la page

L'auteur
(over)

La nouveauté d'une telle publication est que nous pouvons toujours ouvrir un URL pour avoir des suppléments d'information.


Le curseur ouvre le site de Fatrazie sur un lien du second livre, à propos du bibi de Boby Lapointe. (http://www.fatrazie.com/Bibi.html)


(Le ton de l'auteur change encore pour devenir celui d'une conversation.)

L'auteur
(over)

C'est comme si le livre alors se démultipliait. À l'infini des livres s'ouvrent dans des livres.


La copie vidéo se voit maintenant dans la fenêtre d'une page web.

L'auteur
(Over)

Nous pouvons aussi, même sans URL, copier un mot ou une suite de mots dans un moteur de recherche ou une encyclopédie en ligne.
Nous pouvons vérifier alors si l'auteur invente ou transmet des informations.
J'ai abondamment repris dans mes journaux des fragments d'encyclopédies, d'articles de presse, de courriel.


Le curseur ouvre la page Georges Boole sur l'Encyclopédie de l'Agora, sélectionne une partie du texte et la colle sur Open Office. Il recommence l'opération avec le Quotidien du Peuple.

Le curseur va chercher dans le doc le logiciel de courrier, et le relève. Il ouvre un message, le sélectionne et le copie, puis le colle aussi. Il ouvre le menu « fichier », puis « enregistrer sous », et « document HTML », puis l'ouvre dans le navigateur.

L'auteur
(Over)

Il ne s'agit pas seulement de ce qu'on appelle l'interactivité, et même pas du tout. C'est une véritable relation directe qui s'établit entre des auteurs réels de plein droit.
Tous sont réellement auteurs, et ils le sont aussi dans le sens que formalise le droit d'auteur. C'est ce qui rend nécessaire des licences
copyleft, Open Source ou Creative Commons, qui modulent le formalisme un peu raide de la loi pour les possibilités réelles.

Paul Valéry disait qu'on devrait lire comme par-dessus l'épaule d'un ami. Nous en avons maintenant les moyens techniques.


Scène 3 – Jardin -  Extérieur – jour

Le ciel et l'horizon sont les mêmes que l'on voyait derrière la vitre du studio, mais celui-ci a disparu. On est en plein air, dans un jardin ou un parc. La jeune femme et l'auteur sont assis à la même table, avec les livres et le macbook. Y est aussi posé maintenant un jeu de tarots, cartes retournées en éventail.

Jeune femme

Vous utilisez les moyens de votre époque, mais je ne vous croyais pas si jeune en lisant votre bibliographie. Lors de vos premières publications, vous deviez à peine être né.

L'auteur

Ne vous fiez pas à mon apparence. Elle rend seulement crédible mon usage des nouvelles technologies. Il est convenu que les gens de mon âge sont dépassés. Car je suis en réalité, de la génération des meilleurs hackers.

Jeune femme

Vous brouillez les cartes, comme dans vos livres.


L'auteur commence à tirer une carte du jeu : l'Arc, le Levier, le Parallélogramme des forces…

L'auteur

Vrai et faux n'ont pas de réelle valeur hors des domaines de définition de la mathématique et de la programmation. Leur emploi laisse croire à une séparation entre réalité et apparence. Où une apparence apparaîtrait-elle ? N'apparaîtrait-elle pas réellement ?

Je préfère la certitude. Il y a peu de choses certaines ; si peu qu'on en ferait aisément la liste.

Jeune femme

Quelles choses ?


La main continue à retourner les cartes l'une après l'autre : la Vis sans fin, la Gamme chromatique (une tablature), le Plan incliné, la Poulie.

L'auteur

Le principe de la poulie.



Scène 4 – Copie d'écran vidéo

L'image de la carte de la poulie se retrouve sur une page web. Le curseur déplace le bout de la corde et la valeur de la force change. Le curseur change aussi le nombre des poulies.

L'auteur
(over)

Le changement de direction de la force la modifie. Et elle s'accroît si l'on ajoute des poulies.


Il ferme la page qui en démasque une autre ouverte sur la formule algébrique.


Scène 5 – Jardin -  Extérieur - jour

L'auteur n'a plus la carte à la main, mais une poulie réelle dans laquelle est passée une fine corde. La jeune femme tend la main et il la lui donne. Elle la regarde attentivement.

Jeune femme

Quel étrange objet. Il paraît si simple. Vous êtes certain qu'il accroît la force ?


Elle fait jouer le bout de la corde.

L'auteur

C'est une évidence dérobée.



Scène 6 – Jardin - Extérieur – jour

L'auteur et la jeune femme marchent ensemble sur une pelouse cernée de pinèdes. L'auteur la tient par la taille. Il a une guitare à la main.

Elle tient une rose dont elle arrache attentivement et délicatement les pétales. Le ton évolue maintenant vers celui de la confidence.

Jeune femme
(Tournant son visage vers l'auteur)

L'ordinateur et la commande numérique ne sont pas aussi simples que la poulie ?

L'auteur

Ce sont de très complexes superpositions de choses aussi simples. Le plus simple et le plus complexe, c'est précisément la distinction, et l'articulation entre le dispositif matériel et la formule.


Ils s'assoient par terre, et l'auteur commence à gratter quelques notes.

Jeune femme

Le hardware et le software ?


Il s'interrompt et montre à la jeune femme le manche où il pose ses doigts.

L'auteur

Regarde le manche de la guitare : les six cordes, les barres latérales, les points blancs incrustés dans le bois. C'est de la notation musicale. Et c'est aussi le dispositif qui ébranle l'air et produit le son.
Où a-t-on une limite précise entre les signes et le fonctionnement matériel ?


Scène 7 – Studio –  intérieur - jour

L'interview se poursuit dans les mêmes conditions et sur le même ton que dans la scène 1.

Jeune femme

Je comprends, mais nous nous éloignons ici de vos journaux de voyage.

L'auteur

Croyez-vous ?

Jeune femme

Oui, l'Histoire des techniques et leur philosophie y tiennent une grande place. Vous y parlez aussi de celle des civilisations, des religions, et de géopolitique. Qu'avez-vous voulu dire ? Est-ce une utopie ?

Scène 8 – Objets qui peuvent se trouver n'importe où

Image du livre de Thomas More, de la route de la soie, du journal de Marco Polo (miniature sur Wikipedia), de l'édition chinoise d'un ouvrage de Mao avec son buste en couverture.

L'auteur
(Over)

Certainement pas. Utopie signifie « nulle part ». Le roman de Thomas More, l'Utopie, se déroule dans une île coupée du monde, on ne sait où. Le monde dont je parle est aux abords des routes de la soie, à la croisée des grandes civilisations. C'est le point central du monde et de son histoire, mais un centre dérobé, un point-aveugle, dont l'histoire a toujours été contaminée par d'autres histoires : celles du Bouddhisme indien, de la civilisation persane, hellénistique, du Christianisme et de l'Islam, du Communisme soviétique et chinois… Disons que je me suis placé dans le vide central qui fait tourner la roue de l'Histoire.

Jeune femme
(Over)

J'aimerais que vous me parliez plus du contenu politique de vos livres.


Sur la page d'un livre, la citation de Paul Valéry : « Nous savons maintenant que les civilisations sont mortelles. »



Scène 9 – Collines - Extérieur – jour

Dans un espace sauvage et désolé que l'on découvre progressivement, l'auteur a la poulie à la main. Il saisit de l'autre un petit boitier électrique. Il y place la poulie el laissant sortir par les deux orifices les fines cordelettes.

L'auteur

Les civilisations, les cultures, les nations: On place une poulie dans un boitier scellé, et on la brevette. Et elles s'ensevelissent les unes sous les autres.


Sur les ruines d'un mur sont posés un abaque et une calculette.

Scène 10 – Bord de mer - extérieur - jour

L'auteur et la jeune femme se déplacent dans un lieu sauvage d'où ils contemplent la mer. On y distingue une église byzantine.

L'auteur

Je connais un jeu de l'imagination. Dans un lieu, n'importe lequel, tu t'arrêtes sur un détail, ce dôme par exemple, et tu laisses travailler ton imagination sur lui. Ce détail tu lui accordes suffisamment d'attention, il évoquera irrésistiblement d'autres lieux, d'autres temps. En une fraction de seconde, le même lieu peut te paraître totalement différent, sans te déplacer et sans que rien, pourtant, n'y soit changé.


L'homme et la femme relèvent ainsi plusieurs détails dans le paysage.

Jeune femme

Et si je n'imagine rien ? Si je veux m'arrêter dans la réalité pure ?

L'auteur

Essaie. Je doute que tu y arrives. L'esprit se dissout dans le réel comme les corps dans l'oxygène.


Scène 11 – Jardin - Extérieur - jour

La jeune femme a appuyé sa tête sur la jambe de l'auteur. Elle tient toujours à la main la rose qu'elle avait commencé à effeuiller. Il caresse ses cheveux.

La jeune femme lève la tête vers lui. Il a vieilli.

Jeune femme

Mon Dieu, comme tu es devenu vieux. Jean-Pierre, que t'es-t-il arrivé ?

L'auteur

Ce n'est rien. Le temps passe vite.


Elle passe sa main sur son visage. Le regarde attentivement.

Jeune femme

Tu étais si jeune… C'est horrible. Tes cheveux… ils sont devenus tout blancs…

L'auteur


La vie est fugace. Regarde autour de toi. Tout est profusion et précarité.

(Après un silence)

Regarde cette fleur que tu as cueillie. Elle va mourir. Pourtant elle ne tremble pas.

Jeune femme

Si, elle tremble

L'auteur

C'est le vent.


Scène 12 – cuisine - Intérieur  – jour

L'auteur est redevenu jeune. Il est assis à une table de cuisine où, devant lui, la jeune femme bat des œufs.


Jeune femme

Tu as raison, la réalité n'est pas si dure.

L'auteur

Elle est molle, oui. On s'y enlise. Si tu ne la bats pas vigoureusement, tu t'y noies.

Jeune femme

Nous buvons quelque chose ?


La jeune femme pose son plat plus loin, sort deux verres et sert à boire. Elle sort son paquet de tabac et commence à rouler une cigarette.


Jeune femme

Cette interview est en train de m'échapper. Ça ne se passe pas comme ça d'habitude. Essayons de nous mettre au point pendant la pose musicale.

L'auteur

Quelle pose musicale ?

Jeune femme
(regardant autour d'elle)

Nous ne sommes plus au studio ?

L'auteur

Quel studio ?

Jeune femme

Mais qu'est-ce que vous dites ? Je travaille dans une télé locale et je fais une émission sur vos journaux de voyage. vous ne répondez pas à mes questions comme je voudrais, vous m'embrouillez…


L'auteur
(riant)

Quoi ? Tu es drôle aujourd'hui. Je viens de rentrer à la maison après mon rendez-vous à l'ANPE.

Jeune femme
(regardant autour d'elle)

La maison… L'ANPE…?

Mais pourquoi irais-tu à l'ANPE puisque tu as un travail ? C'est absurde…

L'auteur

Je plaisantais. Mais qu'as-tu ? Tu ne me parais pas bien aujourd'hui. Remets-toi, ce n'est qu'une plaisanterie. Il n'y a pas plus d'ANPE que de télévision. C'est des conneries tout ça.

Jeune femme
(pointant la caméra)

Et lui pourquoi il filme ?

L'auteur
(se retournant face à la caméra)

Ah, lui ?

C'est pour le spectacle.


Scène 13 – Bord de mer - Extérieur - soir

L'auteur et la jeune femme marchent au bord d'une digue.

Jeune femme

Comment arrivez-vous à battre la réalité pour la rendre aussi résistante dans vos livres ?

L'auteur

Exactement comme les vagues.

Jeune femme

Ah oui, le ressac.

L'auteur

C'est ça, comme en rêve.

Jeune femme

Parlez-nous du ressassement du rêve.

Scène 14 - Bord de mer - Extérieur - soir

Au bord de l'eau, autour d'une table de camping recouverte d'un tissu, la jeune femme et l'auteur sont assis face-à-face. La jeune femme a une tenue orientale et un voile sur la tête comme une diseuse de bonne aventure. Sur la table le jeu de tarots est étalé, faces cachées. L'auteur avance la main et retourne une carte.

Sur la face de la carte retournée est la reproduction d'une affiche des IWW du début du vingtième siècle : un immense ouvrier armé d'une masse domine un paysage d'usines.

Jeune femme
(off)

Le batteur de réalité.


© Jean-Pierre Depétris, automne 2009

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