l'or vert - écologie libertaire - 2013


Noté au matin

Par Jean-Pierre Depetris


 Je est un autre

Le 28 novembre 2012

La pièce d'Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, semble dire quelque-chose d'assez troublant : je suis ma parole (pas mon corps, pas ma mémoire, pas ma conscience ; je suis ma parole – même si elle n'est pas si autonome en réalité de mon corps, de ma mémoire, de ma conscience…)

Cette pièce montre – et c'est son seul intérêt – que si je puis me faire la parole d'un autre corps, celui-ci risque de devenir très vite mon simple « porte parole » (et non l’inverse).

Si l'on ne le perçoit pas, la pièce est un peu grossière, caricaturale ; sinon, son manque de subtilité joue au contraire dans son sens, comme si elle était un conte, qui ne se soucie ni de finesses psychologiques, ni de réalisme.

 Ce que l’on pourrait appeler la question religieuse

Le 30 novembre 2012

Ce que l'on pourrait appeler une fois pour toutes « la question religieuse » a beaucoup évolué. À vrai dire, elle n'a jamais cessé d'évoluer au cours de l'histoire, même si, avec elle, évoluait un regard rétroactif sur cette histoire elle-même.

Au vingtième siècle, et sur la seconde moitié du dix-neuvième, la religion était implicitement associée aux visions conservatrices du monde et des mœurs, et donc opposée à celles du progrès étayées sur la science moderne. Ce point de vue de la nature (science) et du progrès se voulait étranger à la religion – fondamentalement étranger. Aussi, la notion de religion se trouvait-elle ramenée par défaut au surnaturel et à la tradition.

Cette partition s'appuyait sur quelques tautologies, et sur une bonne part de réalité en Europe occidentale : une sorte de police (au sens classique) de l’esprit visant à le contenir dans l’un de ces deux domaines, sous le contrôle de leurs institutions. Il en est résulté une sorte de statu quo entre les autorités religieuses et civiles ; les premières étant finalement légitimées par les secondes dans leur domination et l'exercice de leur ministère.

D'un autre côté, ces autorités religieuses, revendiquant l'exclusivité de la tradition et du surnaturel, garantissaient à contrario les caractères progressistes et scientifiques des autorités civiles qui les chapeautaient selon une sorte de répartition des tâches.

Un tel modèle est aujourd'hui fortement ébranlé.

 La puissante lenteur des jours

Le 1 décembre 2012

« Vous ne croyez pas en Dieu, mais vous ne pourrez jamais prouver qu'il n'existe pas, et ne pouvez donc en rejeter l'hypothèse. Vous êtes donc en réalité agnostique. » Voilà le genre d'absurdité qui peut laisser sans voix. Le monde serait ainsi divisé en deux camps : ceux qui croient en Dieu, et ceux qui ne sont sûrs de rien.

À ce compte, ne peut-on pas imaginer bien d'autres divisions ? – Tu ne crois pas que l'intérieur de la terre soit composé de fromage fondu… Tu es donc agnostique.

Quand je dis (pour faire vite) que je ne crois pas en Dieu, ni que la terre soit fourrée de fromage fondu, ça ne veut certainement pas dire que je me pose sérieusement la question, ni que j'aie besoin de preuves. Je fais moins que croire ou ne pas croire, car mes véritables croyances et mes véritables doutes reposent sur des certitudes éprouvées.

Certains croient que le monde repose sur la carapace d'une tortue. En réalité, je l'ai vue cette tortue ; je l'ai vue dans ma jeunesse dans la plaine du Vaucluse. Qu'ai-je vu exactement ? Ce n'était ni une abstraction, ni une construction imaginaire ; je l'ai vue dans la réalité elle-même. Disons que j'ai vu la puissante lenteur des jours.

Dirais-je que je crois que le monde repose sur la carapace d'une tortue, ou que je suis agnostique ? Ces deux réponses seraient également trompeuses.

J'ai reçu hier soir les épreuves de mon texte pour le livre de Zazie. J'y ai écrit : « Puis il dansa comme le Seigneur des Eaux Mêlées sur la carapace ronde de la tortue Kûrma, et les vivants surent qu'elle était vide au bruit sourd de ses pas. »

Comment ai-je pu avec tant d’assurance énoncer une telle affirmation sur une religion qui n’est même pas la mienne et que je ne connais presque pas ? J'avais écrit ces mots sans y penser, sans avoir la moindre idée de ce que je voulais dire, et ils m'ont surpris : Vide ?

Voilà finalement la bonne question, la place pour un doute véritable et bouleversant : qu'en est-il de ce vide qui résonne au cœur de la puissante lenteur des jours ?

 Politique et technique

Mars

Les questions que soulève la politique ont des réponses qui relèvent, au moins pour leur majeure part, de la technique. D’un autre côté, les réponses techniques ont toujours des conséquences immédiatement politiques. La technique, c’est essentiellement des méthodes de travail, et les méthodes de travail sont immédiatement des rapports entre les hommes ; des rapports entre les hommes et la nature certes, mais à travers la nature, des rapports entre hommes. C’est pourquoi la technique m’intéresse plus que la politique ou toute prétendue science prétendue humaine.

Toute question technique rencontre nécessairement celle d’organiser des chaînes hiérarchiques entre des concepteurs et des exécutants subordonnés et plus ou moins contraints, ou bien des coopérations entre des travailleurs plus ou moins autonomes et libres.

La technique vise généralement un but, pas nécessairement la production d’objets concrets, mais disons, une satisfaction. En poursuivant ce but délibérément, elle en poursuit toujours plus ou moins sciemment un autre : celui de sa propre amélioration et de sa diffusion. Si la satisfaction visée peut le plus souvent se contenter de chaînes hiérarchiques entre concepteurs et subalternes, le perfectionnement et la diffusion des techniques ont bien plus besoin de coopérateurs libres et autonomes.

 Du spirituel

Le 15 mars 2013

Je ne pense pas qu’on pourra très longtemps éluder la dimension proprement spirituelle des événements historiques actuels. On a raison, bien sûr, de dégager certains événements historiques de leurs expressions religieuses : la guerre des paysans allemands, la croisade contre les albigeois, etc. Bien sur, de nombreux autres aspects sont à considérer que ceux de la religion. Or justement, la spiritualité renvoie-t-elle bien à la religion ?

Il y a là un malentendu qui traverse toute une époque qui va du milieu du dix-neuvième siècle à nos jours, et qui veut donner aux appareils religieux le monopole de la spiritualité. C’est une double erreur, ou pour le moins une double illusion. Il n’est pas dit que la spiritualité ait tant à voir avec la religion ; il n’est pas dit non plus que les religions aient tant à faire avec la spiritualité.

Une telle proposition pose un problème : on ne sait plus alors ce que signifie religion, et moins encore spiritualité. Ou plutôt, on découvre qu’on ne le savait plus depuis un certain temps, tant on définissait de façon tautologique l’une par l’autre.

Il est pourtant facile d’observer que les pratiques et les discours des institutions religieuses se caractérisent par un manque singulier de spiritualité.

 Expérience et éducation

Le 17 mars 2013

On peut considérer deux sources à nos connaissances : celle de l’éducation et celle de l’expérience. Les connaissances qui nous viennent de l’éducation nous façonnent à notre insu ; nous ne les vérifions pas. Quel que soit le souci de nos maîtres de cultiver notre esprit critique, nous sommes portés à seulement les croire. Notre esprit est profondément façonné par des préjugés culturels, des comportements conditionnés, des mimétismes langagiers. Notre esprit critique lui-même y prend appui, et il n’y trouve aucune prise où s’exercer.

Notre éducation tend même à nous convaincre sans qu’on ait besoin de nous le dire qu’elle vaut bien mieux que d’autres différentes. Nous sommes convaincus intuitivement qu’un heureux hasard nous a fait naître au seul moment et au seul endroit où tout ce qu’on avait à y apprendre était vrai et bon. Ceci ne résiste évidemment pas à la moindre réflexion critique quand on se le dit, mais on n’a même pas à se le dire pour en être convaincu.

L’autre source de nos connaissances est l’expérience, et ces deux sources se mettent nécessairement à l’épreuve lorsqu’elles se rencontrent.

Notre éducation nous sert à interpréter nos expériences. Elle nous révèle bien plus sur elles que si nous n’en avions pas, et ces expériences, les connaissances que nous en induisons, mettent à l’épreuve cette éducation.

C’est en quoi la valeur de notre éducation n’est pas intrinsèque. Ne serait-elle constituée que de préjugés stupides, elle n’en remplirait pas moins son rôle critique et auto-critique envers l’expérience. Quelqu’un aurait-il des préjugés et une éducation strictement opposés aux miens que cela ne ferait pas un sujet intéressant de dispute. Pour que nos disputent deviennent intéressantes, elles devraient concerner comment, en chacun de nous, s’opposent nos éducations et nos expériences respectives.





© Jean-Pierre Depétris, avril 2013

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Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/load/hiver13.html




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