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Survivre... et Vivre! :
une critique de la science aux origines de l'écologie
(1968-1975)

Céline Pessis

(Doctorante Ehess)



« De progressiste à une époque, la science, par sa tendance impérialiste, est devenue un des outils de destruction les plus puissants d’autres modes de connaissance : destruction des cultures non technico-industrielles ; dans nos pays, incarnées par la technocratie, elle ne tolère de désirs et de vérités chez les gens que par référence à elle1. »



Dans l’après 68, le mouvement de scientifiques critiques Survivre... et Vivre ! (1970-1975) s’inscrit au cœur de l’émergence d’un « éco-gauchisme » qu’il contribue à structurer en réseau. Éditant une revue du même nom2, dont le tirage atteint 12 500 exemplaires, il constitue, de 1971 à 1973, le groupe écologiste français le plus important. Qualifié de « laboratoire idéologique de la révolution écologique » par Pierre Fournier3, Survivre est lié aux premiers penseurs du mouvement (Serge Moscovici, Robert Jaulin, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul).

Contestant la capacité de la science à faire sens du monde et à prendre en charge la crise écologique dont elle est à l’origine, Survivre et Vivre ! (on écrira désormais Survivre) élabore une critique inédite du scientisme qui irrigue le mouvement d’écologie politique naissant, contribuant ainsi à son élargissement au-delà des thématiques de la protection de la nature.

Alors que l’environnement émerge dans un climat technocratique et sous l’égide d’une science écologique friande de cybernétique et de modélisations mathématiques, Survivre tente de fonder un mouvement écologique affranchi de l’hégémonie scientifique.

Face à la perte de la force subversive de l’écologie, le mouvement décroissant, dans sa critique du développement durable et de la croissance verte, semble renouer par plusieurs aspects avec ce « radicalisme des origines ».



Aux origines de Survivre : quatre dissidences par rapport à l’ordre techno-politique


Dans l’onde de choc de 68, Survivre est un espace de politisation des questions technologiques. Survivre émerge en effet à la confluence de quatre fronts de contestation montants à la fin des années 1960.


Les contestations ouvrières de Mai 68, centrées sur les conditions de travail, et qui se prolongent au début des années 1970 dans les luttes auto-gestionnaires sont l’occasion d’un approfondissement des théories marxistes dissidentes de la fin des années 1960 qui questionnaient le fondement objectif de la division technique du travail et remettaient en cause la neutralité du savoir scientifique4.

D’autre part, aux critiques de la société de consommation succèdent, dans l’après 68, la recherche d’alternatives concrètes. Les combats pour une émancipation du quotidien, pour la réappropriation de ses besoins et de son corps, qui seront le terreau de la réception d’Ivan Illich, incriminent alors une rationalité technicienne tentaculaire.

Par ailleurs, la faculté de destruction de la nature par les techno-sciences est au cœur de l’idée de survie qui vient alors renouveler les thématiques de la protection de la nature, sous l’influence du puissant mouvement environnementaliste américain. Ce dernier, dans un contexte de politisation inédite des scientifiques, lance en effet des cris d’alerte sur la globalisation des menaces comme le nucléaire, les pesticides ou l’accroissement démographique, annonçant la fin prochaine de l’humanité, et dont des scientifiques français se feront les relais.

Enfin, l’implication de la science et des scientifiques dans la guerre du Vietnam, achevant de rompre l’image d'adéquation entre développement scientifique et progrès social (si largement partagée durant les trente glorieuses), sera le détonateur qui va rassembler les protagonistes de Survivre sur le modèle des grands groupes de scientifiques engagés américains5.


Ces quatre dissidences rendent compte de la mise en politique des questions scientifiques et techniques au début des années 1970 à l’origine de Survivre. Leur cristallisation participera également au développement du mouvement antinucléaire6 dans lequel Survivre s’engage dès sa création.



Un groupe d'objecteurs de recherche


Suite à une enquête sur les financements militaires de la recherche, le célèbre mathématicien Alexandre Grothendieck démissionne de l’Institut des Hautes Études Scientifiques, cessant alors définitivement la recherche. Il fonde le mouvement Survivre le 27 juillet 1970 à Montréal afin de lutter contre l’alliance contre nature de la science et de l’armée. Le type de responsabilisation individualiste et morale qu’il prône alors le rapproche d’objecteurs de conscience et ancre durablement Survivre dans les milieux non-violents.

Dès le printemps 1971 cependant, l’arrivée à Survivre de mathématiciens de sensibilité maoïste ou libertaire redéfinit la responsabilité des scientifiques de façon plus collective. Grothendieck, délaissant alors toute essentialisation de la science, reprend à Lewis Mumford sa notion de « mégamachine » pour analyser le complexe militaro-industriel7. Envisageant le passage de la « société technicienne » à une « société écologique » par un vaste mouvement de subversion culturelle, le mouvement s’ouvre à des non scientifiques. Une vingtaine de groupes se créent en province et s’engagent localement dans des luttes écologiques.


Survivre joue un rôle clé dans l’émergence d’une contestation, théorique, pratique et visuelle8, du progrès techno-scientifique et d’une objection de croissance à la recherche.

Pour Survivre, la science, « Nouvelle Eglise Universelle »9, fait l’objet d’une foi et d’un culte irrationnels. Le mouvement développe une critique originale de la science comme aliénation. Procédant par exclusion des dimensions subjectives et vécues, elle serait une mutilation, aussi bien pour les chercheurs que pour tous ceux qui en subissent les dégâts. La science, mode de connaissance parmi d’autres mais seule reconnue comme vérité et parée d’attributs universels, serait ainsi une entreprise de négation des autres types de savoirs et de dépossession des individus.

Du collège de France aux plus prestigieuses institutions scientifiques (CERN, CEA, etc.), Grothendieck porte ces réflexions, mobilisant son prestige de mathématicien en faveur de cette « lutte pour la survie ». De 1970 à 1975, les scientifiques de Survivre questionnent sans relâche les chercheurs sur les effets nuisibles leur profession et les invitent à cesser dès à présent toute recherche scientifique.

Cette « auto-critique » des scientifiques de Survivre prend place dans un moment plus large de « délégitimation » des intellectuels où le rapport savoir/pouvoir est posé comme problématique10. Survivre est ainsi lié à des groupes de médecins qui interrogent le statut d’experts attribué aux professionnels de la médecine entraînant la dépossession des malades de leur corps et de leur maladie.

De multiples initiatives fleurissent alors pour redistribuer parole et pouvoir à la base. À Survivre, on tente de faire émerger des lieux de parole où se réapproprier une autonomie dans la vie quotidienne face à la dépossession technique, voire de bâtir une utopique « science par le peuple » qui placerait ce dernier au cœur de la production scientifique.


Aux côtés de Fournier, Survivre jouera également un rôle important dans l’essor du mouvement antinucléaire et notamment dans la mobilisation de scientifiques. En 1970, les premiers militants antinucléaires11 trouveront dans Survivre une tribune d’expression et une alliance décisive pour le lancement d’un appel qui brisera pour la première fois le silence de la grande presse12. En révélant la présence de fûts radioactifs fissurés au CEA de Saclay en 1972, Survivre sera également à l’origine du premier scandale touchant l’industrie nucléaire française.


Enfin, se démarquant de Fournier et de La Gueule Ouverte, les membres de Survivre refusent d’adopter une attitude catastrophiste, qui inhiberait la créativité par la peur, et contribue à ancrer l’écologie du côté du désir. Pour eux, l'appel à la peur fait le jeu de « solutions » technocratiques, donc d'un « éco-contrôle » voire d'un « éco-fascisme » (austérité de certains militants, tendances conservatistes et « hygiénistes » au sein du mouvement écologiste, capitalisme de croissance zéro promu par le Commissaire européen Sicco Mansholt et les experts du Club de Rome) dont Survivre déplore la victoire sur une écologie qui placerait l'autonomie au cœur de son projet. Cette posture radicale mènera à une scission puis, en 1975, à l’auto-dissolution du groupe parisien. La plupart des membres de Survivre poursuivront cependant leur engagement écologique, comme le mathématicien Pierre Samuel qui jouera un rôle majeur aux Amis de la Terre.



Des mathématiciens et des mathématiques en politique


À partir de leur expérience personnelle de mathématiciens, de professeurs ou d’étudiants, les mathématiciens de Survivre se livrent à une critique de l’idéologie dominante de la science pure, fondement de l’irresponsabilité sociale et de la posture morale prétendument supérieure des scientifiques. Politisant leur champ de compétence, ces mathématiciens instruisent publiquement le procès du formalisme mathématique.


Durant les années 1960, les mathématiques, sous l’influence hégémonique du très aristocratique groupe Bourbaki, semblent échapper à la modernisation qui gagne les universités françaises (liaison accrue avec le monde industriel et militaire selon le modèle américain de recherche13). Face à la massification de la recherche, elles apparaissent comme le refuge d’un travail individuel et créatif, le bastion de l’idéologie de la science pure.



Cependant, en Mai 68, dans les universités occupées, l’autorité et la neutralité des mathématiques vacillent sous l’effet de la dénonciation de l’élitisme, de l’ésotérisme et de l’abstraction des mathématiques bourbakistes.

Par ailleurs, l’autonomie des mathématiques vis-à-vis de la société se voit remise en cause au cœur même des institutions scientifiques. Ainsi, lors du congrès international de Nice de septembre 1968, le gouvernement invite les mathématiciens à sortir de leur tour d’ivoire pour répondre aux attentes sociales. En outre, les mathématiques appliquées, qui se développent conjointement aux ordinateurs et en relation avec les milieux industriels et militaires14, y acquièrent une première reconnaissance. Ce congrès sera l’occasion d’une prise de position contre la guerre du Vietnam et la militarisation de la science par plusieurs mathématiciens.

Enfin, sous l’influence du structuralisme triomphant, les mathématiques sont érigées en langage universel et en fondement de la culture moderne, dans un enthousiasme qui s’étend des spécialistes des sciences humaines et sociales à la poésie.

Engagés aux côtés des étudiants dans le mouvement de Mai 68, profondément ébranlés par les événements de cette période, les deux éminents mathématiciens bourbakistes Claude Chevalley et Pierre Samuel, dénoncent l’illusion que constitue l’idéologie de la science pure. Questionnant les finalités de leur métier de chercheur, ils rejoignent Grothendieck à Survivre. En menant dans leurs cours une réflexion sur les fonctions castratrices et disciplinantes de l’enseignement mathématique, ils feront du Centre Expérimental de Vincennes et de l’Université d’Orsay les deux principaux lieux d’implantation de Survivre. Ils y entraînent dans leur sillage de plus jeunes mathématiciens et mathématiciennes, tels que Denis Guedj, Daniel Sibony ou Mireille Tabare. La critique d’une science et d’une technologie au service de l’impérialisme et du capitalisme s’élargit alors et se diversifie dans les milieux scientifiques gauchistes15.

Alors que les mathématiques sont l’image par excellence de la science, ces mathématiciens, s’inspirant de Jean Baudrillard, déconstruisent leurs prétentions d’objectivité et d’universalité en montrant leur complicité profonde avec un système économique capitaliste. Pour certains membres de Survivre engagés dans la polémique sur l’enseignement des « mathématiques modernes », le formalisme des mathématiques structurales, où ne sont considérés que « des éléments et leurs relations », est lié à une forme économique où prédomine la valeur d’échange, où la valeur d’usage et le travail sont occultés. Ces mathématiques relèveraient du « processus d’universalisation qui transforme les objets en marchandises et les hommes en prolétaires et citoyens »16: « pour arriver à appliquer cette mathématique théorique, on s’ingénie à rendre les choses et les hommes interchangeables »17.



Cette réflexion critique rapproche les scientifiques de Survivre de Serge Moscovici et de son ami Robert Jaulin, autour d'un ouvrage sur les fonctions sociales des mathématiques18. Serge Moscovici, alors un des penseurs les plus influents du mouvement écologiste, fait alors de la critique de la science un axe central de sa théorie19. Pour sa part, l'ethnologue Robert Jaulin porte une interrogation critique, que Survivre contribuera à radicaliser, sur le recours à la modélisation mathématique dans le structuralisme.



Impérialisme scientifique et occidentalisation du monde


C’est aux côtés de Robert Jaulin que Survivre va dénoncer l’aliénation imposée à l’humanité entière par le modèle occidental de développement technico-industriel.

La domination technologique de l’Occident semble d'ailleurs ébranlée avec l’enlisement des soldats américains dans la guerre du Vietnam. D’autre part, la montée des questions environnementales marque une érosion de la confiance dans les bienfaits des « transferts technologiques » au Sud (premières critiques de la Révolution Verte, développement du mouvement des technologies appropriées, etc.). En France, la conférence et la contre-conférence de Stockholm de 1972 sur l’environnement humain participent à rendre influentes ces critiques montantes d’un modèle unique de développement industriel et urbain20.


Robert Jaulin déconstruit le rôle de l’ethnologie dans l’entreprise impérialiste, et particulièrement/notamment du structuralisme et de son universalisme. Il dénonce l’extermination en cours des Amérindiens par la « civilisation blanche », fondée sur le même et la négation de l’autre21. Il élabore la notion d’ethnocide pour décrire la destruction de leur environnement naturel et culturel à l’origine de leur « disparition », et s’engage en faveur des revendications « différentialistes » des Indiens d’Amérique du Nord.

Sous l’influence de Jaulin, Survivre élargit sa critique de la science comme dépossession des savoirs dans le Tiers-Monde, qualifiant par exemple le machinisme agricole et l’agriculture chimique de techniques d’asservissement et de déculturation pour les paysans. Guedj et Grothendieck s’en prennent ainsi à l’impérialisme scientifique qui atteint, par le même mouvement, Nord et Sud : « De progressiste à une époque, la science, par sa tendance impérialiste, est devenue un des outils de destruction les plus puissants d’autres modes de connaissance : destruction des cultures non technico-industrielles; dans nos pays, incarnées par la technocratie, elle ne tolère de désirs et de vérités chez les gens que par référence à elle 22 ».


Jaulin s’emploie donc à fédérer une critique universitaire autour de la notion d’ethnocide23, tout en forgeant des alternatives et en tissant des liens entre les victimes du progrès blanc. Il engage notamment l’ethnologie, qu’il voudrait refonder dans un « ici et maintenant », dans le mouvement régionaliste français. C’est aussi l’objectif de l’exposition photographique itinérante que présentent des membres de Survivre avec Moscovici en 1972. Sur le thème « écocide = ethnocide », elle crée un parallèle visuel entre la destruction de l’environnement et des modes de vie des Indiens d’Amérique du Sud et des paysans français.


Cette critique du rôle des sciences et des techniques dans l’entreprise impérialiste ou néo-coloniale jouera un rôle majeur dans l’écologisation du mouvement tiers-mondiste et l’essor d’une critique du développement, qui influencera nombre de scientifiques et d'économistes.




Vers une écologie affranchie de l’autorité et de l’hégémonie scientifique ?


Constatant la fuite en avant dans une gestion technicienne de la crise écologique, Survivre tente de construire un mouvement écologique affranchi de l’autorité scientifique. Ainsi, l'engagement dans le mouvement antinucléaire de ce groupe écologiste travaille-t-il à disqualifier la parole experte.


Pour Survivre, inspiré de Marcuse, la science, procédant par exclusion des dimensions vivantes de la nature, est une entreprise de réduction de la nature aux impératifs du capitalisme : production d’une nature morte, morcelable et manipulable à souhait, appréhendable en terme de ressources exploitables. Loin d’être une solution à la crise écologique, elle ne peut que reconduire un rapport hommes/nature fondé sur idéal de maîtrise à l’origine même de cette crise L’approche technicienne de la nature qui s’institutionnalise au nouveau Ministère de l’Environnement (1971), en proposant des solutions techniques à des problèmes sociaux et politiques, ne peut donc pour le groupe que déboucher que sur la création de nouveaux désastres environnementaux. Ainsi en irait-t-il des mesures anti-pollution qui se mettent en place dans le complexe industriel de Fos-sur-Mer, ou de la création de « réserves » de nature propices au développement des industries du loisir24.

Une telle fuite en avant dans des boucles techniques, perpétuant l’exploitation de ressources finies et reportant un effondrement inéluctable, déboucherait sur une artificialisation et un contrôle accrus de la nature. Dans une analyse proche de celle d’André Gorz25, Survivre anticipe cette emprise croissante des techniques sur la nature et, inséparablement, sur la majeure partie de l’humanité. Gorz, cependant, plus attentif à la finitude des ressources naturelles et au coût de reproduction de l’environnement, envisage davantage l’accroissement des inégalités sociales inséparable de celui du contrôle de la nature quand Survivre s’attarde plus longuement sur l’analyse de l’éco-contrôle à venir.

Soucieux de se démarquer d’un environnementalisme qui, au nom de la qualité de la vie, ne fixe que des normes indiquant la quantité, les membres de Survivre proclament leur refus d’être des experts gestionnaires de la crise écologique, ou encore « un groupe de pression écologique spécialisé et institutionnalisé, une fonction régulatrice, un feed-back, du système cybernétique qui se met en place ».


La conception mécaniste de la nature, qui fragmente le réel en une série de problèmes techniques, est inséparable de la spécialisation des connaissances et de l’avènement de l’ère des experts. Cherchant à disqualifier le savoir des experts, Survivre construit un stéréotype visuel remarquablement efficace de l’expert. Par exemple, la couverture de Survivre et… Vivre n°15 présente un tel spécimen, absorbé par sa « mentalité rond de cuir », plongé dans la scrutation à la loupe d’un échantillon de laboratoire... quand des fûts radioactifs béent dans son dos ! Aveuglés par les œillères de leur discipline, les experts, grands prêtres de la société technicienne, sont, de par leur type de connaissance, incapables de penser en termes de finalités et encore moins de prendre ou même d’orienter des décisions politiques.


Le secteur nucléaire, exemplaire de la gestion technocratique qui domine durant les trente glorieuses, constitue alors le cadre d’élaboration privilégié de cette réflexion anti-expert et son espace de mise à l’épreuve.

Remettant en cause les compétences instituées et la posture de contre-expert qu’on leur propose d’occuper, les scientifiques de Survivre se refusent à entrer dans les débats techniques quantifiant les différents risques de l’industrie nucléaire, sans signification pour la majorité des gens. Faisant valoir que la consommation et la production d’énergie nucléaire reposent sur un choix de société dans laquelle vivre, ils cherchent à faire émerger d’autres formes de discours, branchés sur la subjectivité, et privilégient la sensibilisation par des pièces de théâtre de rue. Lorsqu’ils découvrent les fissures de fûts radioactifs entreposés au CEA de Saclay en 1972, ils tentent ainsi de mobiliser habitants et élus, travailleurs et syndicalistes du CEA à partir de leur expérience personnelle du nucléaire.

Alors que n’existent ni information alternative à celle diffusée par le CEA et EDF (dont les installations ne font l’objet d’aucune évaluation indépendante), ni espace de débat public, cette position radicale, défendue notamment par Guedj et Chevalley, ne fait pas l’unanimité à Survivre. Émerge alors dès 1972 une tension sur la place à accorder à l’autorité scientifique dans le mouvement écologique, qui sera un des facteurs de la dislocation du groupe. Certains, notamment Samuel et Grothendieck, sont plus enclins à valoriser les scientifiques lanceurs d’alerte. Acceptant de tenir un rôle de caution scientifique pour les Amis de la Terre, Samuel et Grothendieck réalisent en 1972 la préface de The population bomb du biologiste américain Paul R. Ehrlich, traduite par l'association26. Dans le cas de la lutte antinucléaire, ils défendent au sein de Survivre, aux côtés des physiciens Roger Belbéoch et Yves Le Hénaff (qui se lancent dans la production d’une contre-information), une stratégie moins subjectiviste et plus « efficace ».

Ces débats se retrouveront dans le mouvement antinucléaire des années 1970 au sein duquel, les physiciens refusant d’assumer un rôle de contre-expert, seront tiraillés par l’exigence contradictoire de faire émerger une sphère d’expertise indépendante27.



Conclusion


La critique du scientisme et de l’expertise scientifique portée par le mouvement Survivre irrigua le mouvement écologiste naissant selon plusieurs biais.

Survivre remit en cause la place des scientifiques et de l’autorité scientifique dans le mouvement écologique et y posa radicalement la question du désir et de la subjectivité (reprise ensuite par Félix Guattari).

Il contribua également à déplacer « la question naturelle » de la protection de la nature à l’invention d’autres modes de vie ou d’ « états de nature », ainsi que le théorise alors Moscovici28.

Ayant alimenté plus largement les critiques du progrès et du développement, le mouvement Survivre offre ainsi matière à contester aujourd’hui les impasses du développement durable.

De ces scientifiques qui mirent radicalement en cause la recherche scientifique, minant son autorité de l’intérieur, nombreux sont ceux qui sortirent de leur communauté de chercheurs pour expérimenter, individuellement ou collectivement, des modes de vie plus « durables ». Réalisant leur rêve de « déplacer le centre de gravité de la recherche du laboratoire vers les champs, les étangs, les ateliers, les chantiers, les lits de malades », ils s’engagèrent, un temps ou durablement, dans des communautés pratiquant l’agriculture biologique et autres « technologies douces ». Ils nous questionnent aujourd’hui sur la place des savoirs académiques dans les mouvements sociaux et sur les finalités et le contrôle de la recherche scientifique.






NOTES




1 Alexeandre Grothendieck, Denis Guedj, « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », Survivre...et Vivre n°10, p 14.

2 Les numéros sont consultables sur Internet : http://www.grothendieckcircle.org. Initialement intitulée Survivre, la revue est renommée Survivre... et Vivre ! en juin1971.

3 Pierre Fournier, Charlie-Hebdo, 10 juillet 1972, n° 86, p 10.

4 Quaderni Rossi, Luttes ouvrières et capitalisme aujourd’hui, Torino et Librairie François Maspero, Paris,1968.

5 Kelly Moore, Disrupting science. Social Movements, American Scientists, and the Politics of the Military, 1945-1975, Princeton University Press, Princeton, 2008

6 Sur cette critique globale et multiforme et sa gestion, voire Sezin Topçu, L'agir contestataire à l'épreuve de l'atom. Critique et gouvernement de la critique dans l'histoire de l'énergie nucléaire en France (1968-2008), Thèse d'histoire des sciences et des techniques, EHESS, 2010.

7 Alexandre Grothendieck, Roger Godement, « Survivre à la recherche militaire », La Recherche, n°8, janvier 1971, p 64.

8 Les dessins de Didier Savard, brandis lors de manifestations, démontrent souvent mieux que les mots l’absurdité des grands projets scientifiques, en déconstruisant les représentations linéaires du progrès scientifique et de ses « retombées positives ».

9 « La Nouvelle Eglise Universelle » (collectif), Survivre… et Vivre n°9, août-septembre 1971, p 5. Ce texte qui connut une large diffusion contribua à répandre le terme de « scientisme ».

10 Bernard Brillant, Les clercs de Mai 68, PUF, Paris, 2003.

11 L'instituteur Jean Pignero, l'ingénieur Daniel Parker, le journaliste Pierre Fournier et le Comité de Sauvegarde de Fessenheim et de la Plaine du Rhin.

12 « Des savants tirent la sonnette d’alarme », Le Monde, 16 juin 1971, p 16. Contrairement à ce que laisse penser son titre, cet article est loin d'être le fait exclusif de scientifiques.

13 Dominique Pestre, « Dix thèses sur les sciences, la recherche scientifique et le monde social », Le mouvement social, octobre-décembre 2010.

14 Amy Dahan-Dalmédico, Jacques-Louis Lions, un mathématicien d’exception, éditons la Découverte, Paris,

2005.

15 Alain Jaubert, Jean-Marc Levi-Leblond (eds.), (Auto)critique de la science, Éditions du Seuil, Paris, 1973.

16 Denis Guedj et Jean-Paul Dollé, « Science et bourgeoisie », Après-demain, numéro « La science en question », 1972.

17 Jean Coulardeau, « Contenu idéologique des mathématiques », Robert Jaulin (dir.), Pourquoi la mathématique ?, Union générale d’éditions, Paris, 1974.

18 Robert Jaulin (dir.), Pourquoi la mathématique ?,op cit.

19 Serge Moscovici, De la nature. Pour penser l'écologie, Editions Métailié, Paris, 2002, p 9-26.

20 René Dumont, Marcel Mazoyer, Développement et socialismes, Paris, Editions du Seuil, 1969. René Dumont, L'utopie ou la mort!, Paris, Editions du Seuil, 1973.

21 Robert Jaulin, La paix blanche. Introduction à l'ethnocide, Editions du Seuil, 1970.

22 Alexeandre Grothendieck, Denis Guedj, « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », Survivre...et Vivre n°10, p 14.

23 L'ethnocide à travers les Amériques, du Canada à la Terre de feu, les civilisateurs instruisent leur propre procès, textes réunis et présentés par Robert Jaulin, librairie Arthème Fayard, 1972.

24 Pierre Lieutaghi, « Petite contribution à l’écologie du fric et du canon », Survivre...et Vivre n° 12, juin 1972.

25 André Gorz, « Leur écologie et la notre », Le Sauvage, 1974.

26 Paul R. Ehrlich, La bombe P, Fayard/Les Amis de la Terre, Paris, 1972.

27 Alain Touraine (dir.), La prophétie antinucléaire, Éditions du Seuil, Paris, 1980.

28 Serge Moscovici, La société contre nature, Union générale d'éditions, Paris, 1972.




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